Tête dans les Nuages, Paris 2005
«Hier un beau ciel d’ête nous a fait sentir tout notre fragilité.»[1].
Jean-luc Godard
Commençons avec les nuages, commençons dans les nuages. Les nuages tel que nous les voyons, tel que nous et notre science les conçoivent, sont un phénomène ambigu : solide, liquide, gazeuse. Parfois, quand il pleut, il nous arrive, comme c’est arrivé à Aristote, de nous demander d’ou vient «la pluie majestueuse qui tombe sur la terre desséchée »[2]; nous voudrions alors reconstituer les nuages à partir des gouttes d’eau que nous voyons tomber, et que non seulement nous voyons ; nous les éprouvons, nous en sommes trempés, gêlés, gênés ; il fait froid peut-être, nous nous mettons à courir pour un intérieur, pour une interiorité quelconque, en tout cas nous courons. S’il nous arrive à penser, face à la pluie, dans la pluie, de penser aux nuages, nous en pensons, peut-être, comme l’ensemble des gouttes d’eau qui sont tombés, qui tombent, qui vont tomber. Nous pensons des nuages comme une regroupement brumeuse de particules, des fines molécules ; nous pensons au vapeur.
Cette une pensée non sans difficulté : s’y mêlent le plus abstrait (les particules élémentaires, pas plus que de fines sphères, des points, des repères géométriques) avec le plus flou, nébuleux, et pourtant sensuel (Le vapeur peut être touché, mais pas saisi ; et s’il peut envahir des objets, il envahi aussi soi-même).
Penser aux nuages, c’est d’abord en faire l’expérience, d’être soi-même dans les nuages, d’être dans les nuages. Le phénomène nuageux ne se laisse pas très facilement réduire ou analyser (quel solidité, quelle cohésion, quel lysis, dans le vapeur ? Qu’y a-t’il à défaire, déconstruire, déchirer pour l’esprit vicieux et analytique ?). C’est aussi de cela que nous courrons, quand nous courrons dans la pluie et de la pluie : qui supporte y rester passive dans la pluie, d’en souffrir les conséquences sans perspective réelle d’enrichissement intellectuel ? Qui voudrait savoir quelque chose de la pluie, si la seule possibilité d’en faire l’expérience est le trempage ? Qui voudrait croire qu’être trempé est en-soi une manière de savoir ?
En tout cas, quand la pluie s’arrête, les nuages s’en vont, sont emportés par le vent. Dans notre expérience, les nuages sont au plus haut dégrée phénoménals : nous y voyons rien que le va-et-vient d’un phénomène, dans sa forme le plus pure et rare. Parfois, il arrive aussi que la pluie cesse en plein milieu d’un ciel gris, sans que les nuages aient bougés. La coloration, aussi, demeure énigmatique : pourquoi les nuages sont ils grises, ou blancs ? Pourquoi sont-ils parfois plus blancs et lumineux au centre qu’au bord, et parfois, inversement, noires aux centre et blancs au bord ?
L’indifférence des nuages à la pensée fait de cette pensée une pensée sans perspective de récompense. De quoi parle celui qui parle des nuages ? De quoi parlè-je ? Et quand est-ce que je m’arrêterai ? Quand s’arrêtera t-il, pour passer enfin à un sujet plus fructueux ?
Penser aux nuages, c’est alors penser à ce que on pourrait penser d’autre, penser autrement, c’est penser à ce qu’on pourrait penser tout court. Serait-ce pour cela, peut-être, qu’on les constitue comme objet de savoir plutôt primaire ? Qu’on y touche dans l’école primaire pour ensuite les oublier et déclasser ? Les delaisser aux prévisions météorologiques, douce pornographies au quotidien, largement rejetés pour leur incrédibilité, sans sérieux réel ? Les nuages, sont-ils notre dernière passion, sur laquelle se fonde ensuite la grande école de l’indifférence ?
Les nuages, seront-ils toujours un point de départ, plutôt que le point d’arrivée ? S’occupe t’on des nuages d’abord, pour pouvoir ensuite passer à une pratique plus astucieux ? Est-ce dans les nuages que naît notre première sens du sérieux, et le calcul de rentabilité sur lequel il s’appuie ? C’est donc ainsi, par le rejet du nuageuse, que vont naître, pour la prémiere fois, le goût de la méthode et les stratagèmes du bien-penser.